Par Jean-Pierre Mispelon, urbaniste
L’utilisation différenciée des lieux en fonction des périodes de l’année ou de la journée a toujours existé. Mais le recours fordien à la rationalisation du temps et la concentration dans l’espace des activités, ont conduit à recourir à la planification du temps dans la ville pour accroitre le service rendu à l’usager. Cette question est de fait paradoxale pour l’urbaniste. Car si ce dernier est rompu à penser le temps pour produire de l’urbanité, l’inversion qui cherche à démultiplier « artificiellement » l’espace urbain en le distinguant en périodes d’utilisation, réduit la capacité du lieu à faire société. L’émergence de la question du temps n’est que la résultante de « l’ingéniérisation » de l’urbain. Elle peut prendre différentes formes. La première action qui a consisté à séquencer le temps pour partager l’espace est probablement l’invention du feu tricolore. Construit par l'ingénieur anglais JP Knight, il fut installé à Londres le 10 décembre 1868, devant le Parlement. Le bureau des temps, est par exemple, une illustration du caractère paradoxal du rapport entre le temps et l’urbanisme. En « optimisant » le service rendu par la ville à ses habitants ou utilisateurs, il s’inscrit pleinement dans le champ de l’urbanisme puisqu’il contribue à maximiser le service rendu par l’espace. Et pourtant, il échappe à une pensée globale de l’espace, même si dans les faits il est une manière de chercher « à faire mieux société » par le levier du temps.En résumé, si la ville est par excellence le lieu de la mémoire du temps humain, elle est, en tant que creuset d’urbanité, indifférente à un séquençage de sa perception en fonction de périodes de la journée, de la semaine ou de l’année. La raison en est fort simple. Dans l’univers physique où nous évoluons, même si nous tentons en permanence d’y échapper, le matériel est l’alpha et l’oméga de notre pensée en tant qu’être social. C’est l’existence du lieu qui fait le véritable lien entre un instant et un autre. Le temps n’a pas d’existence indépendamment d’un espace donné. Ainsi, l’introduction du GPS dans les voitures a bien montré que je ne suis pas en avance ou en retard dans mon trajet en fonction d’un temps donné, mais en fonction des caractéristiques de l’espace à parcourir.
L’arrivée du cinéma a contribué à conceptualiser l’idée que le temps, à l’image du dessin animé, résulte de la mise à la suite d’espaces figés. Or à la différence du cinéma, la ville ou le territoire, regroupent un grand nombre d’éléments qui ont des rythmes différents, et donc qui nécessairement ne peuvent tous rentrer dans la « même boite » à un moment donné. Cette forme de pensée conduit à des aberrations comme comptabiliser le coût d’une production industrielle en faisant abstraction des distances parcourues. Time is not money but counterfeiter money ! Ceci étant, l’introduction de moyens nouveaux de communication, l’explosion du numérique, la modification du rapport au travail, ne seraient-ils pas de nature à modifier cette hiérarchie espace/temps ? Il est probable que non, car les modifications que l’on observe aujourd’hui, que l’on pourrait regrouper sous le vocable de « dématérialisation » jouent essentiellement sur les aspects « excédentaires » de notre société. Les défis comme celui de l’accès à l’eau ou de la montée des températures vont s’empresser de nous rappeler que le temps des territoires est d’abord celui de ses composantes physiques. La fraicheur du soir ne servira pas à grand-chose pour compenser la désertification de certaines régions… Il est urgent de remettre le temps à sa juste place…, et les pendules à l’heure des priorités de ce monde. Time is over.
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