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La densité "autrement" ? Résonances pour un acteur-habitant engagé en urbanisme ...

Franck Henry, juin 2022

Voici une tribune de Franck Henry du collectif BW Friches (1) suite à son intervention lors de la table ronde intitulée « la densité autrement » organisée par URBANISTES DES HAUTS DE FRANCE dans le cadre de la braderie de l’architecture le 11 juin 2022 à Lille.

Demandez à un boucher s’il souhaite devenir végétarien. C’est à cet exercice de contorsionniste que se sont prêtés architectes et promoteurs sur la question de la densité. Question qui s’apparente à une évidence peu débattue : la densité est impérative au même titre qu’un boucher vend de la viande (de qualité si possible). En tant qu’habitant.e d’un quartier, la densité résonne différemment. Aussi ai-je proposé de l’aborder différemment : pour la travestir, la déformer, la transformer, la traduire, la faire résonner (et raisonner)... en enjeux sociaux et politiques.

De là où je me situe, je situe la densité

Vue de l’usine Brunel à Fives - 2017

A l’initiative de la création d’un collectif d’habitants en 2013, je mesure le parcours réalisé à partir de l’expérience de la programmation initialement prévue dite "Les sheds du coin du monde" situé dans le quartier de Fives (Lille). 1 BW pour l’emprise cadastrale du site Brunel sur Lille Fives et Friches comme acronyme de Fives Riche en Initiatives Citoyennes et d’Ecologie Solidaire


Pour ne citer que les évènements marquants :

  • une réunion de consultation publique avec l’entreprise chargée de démolir l’usine puis suivi du chantier de démolition ;

  • une voix délibérative de 4 membres de notre collectif à la commission de sélection du promoteur (signature d’un document de confidentialité, choix par consensus, 2 réunions nécessaires) ;

  • un élu a dû céder sa place pour que notre collectif dispose d’une voix délibérative au jury du concours d ́architecture sous la responsabilité du promoteur (3F Nord-Artois à l’époque) avec mise à disposition préalable des dossiers des 50 candidats ;

  • des réunions de travail constructives avec le chef de projet du bailleur social sur cette opération pour envisager la période transitoire du site et l’identification de partenaires pour les deux locaux associatifs ainsi que la gestion de la partie dite d’agriculture urbaine de la programmation ;

  • une assistance à maîtrise d’ouvrage (Kartier Libre) financée par ce bailleur pour coordonner la dynamique citoyenne (communication locale, préconception d’un appel à manifestation d’intérêt pour l’occupation de locaux associatifs prévus dans l’opération, appel aux AJONC (2) pour l’animation d’ateliers de nature en ville...) ;

  • suite à la proposition de BW Friches, l’acceptation de la mairie de Lille et du bailleur social de co-financer une étude de capitalisation sur la participation habitante dans un projet d’aménagement urbain (cahier des charges et sélection des offres réalisés en commun).

La réussite de ces « petits pas » - dite d’innovation sociale en matière d’urbanisme pour certains d’entre eux – est liée à nos actions de crédibilité au fil du temps (étude de besoins des habitants, argumentations pour un urbanisme délibératif, propositions de tiers-lieux...) dans un mouvement allant du rapport de force (mobilisation initiale) au rapport de confiance par la suite (travail en commun).

BW Friches ne s’est jamais opposé frontalement à la construction des logements sociaux. C’est la méthode classique d’une programmation qui était contestée : les élus décident, les habitant.es subissent. Nous prônions à l’époque un urbanisme co-construit pour un habitat choisi. 2 Association des jardins ouverts mais néanmoins clôturés Densité : éléments de résonnance – BW Friches – juin 2022 2/9






La densité en chiffres Le projet initial prévoyait 80 logements sur les 5741 m2 à aménager. BW Friches en souhaitait 40 actant du fait que 32 logements avaient déjà été construits sur le site. Au final, le projet sélectionné en prévoit 79 sachant qu’une proposition à 120 logements était candidate. Un apprentissage marquant lors de notre participation à la commission de sélection du promoteur avec la ville de Lille : en deux réunions se jouent la transformation d’un quartier pour plusieurs générations.

En 2016, BW Friches démontre la surdensification du quartier. De 2008 à 2018 près de 3000 logements ont été projetés sur Fives soit l’équivalent de 330 logements par an. L’objectif municipal visé à l’époque fixait la création de « 660 logements par an sur le territoire lillois ». Fives, 4ème quartier par son nombre d’habitants, absorbait 50 % de cet objectif.

Au-delà des chiffres qui, pour l’opération de la friche Brunel, traduisent concrètement l’arrivée potentielle de plus de 200 nouve.aux.lle.s habitant.es dans un secteur urbain déjà dense caractérisé par des maisons ouvrières 1930 (avec son phénomène de découpage pour transformer une maison d’habitation en plusieurs appartements) et par la proximité de la résidence Les Abeilles sur Hellemmes (162 logements), BW Friches portait un projet de fonction mixte de l’habitat : du logement à taille humaine, locaux associatifs pour une dynamique sociale, espaces de jardinage, allée traversante de la résidence, approche écologique du site (matériaux utilisés, utilisation des eaux grises notamment)... Le choix s’est porté sur le projet d’un bailleur social qui souhaitait s’y implanter (présence d’un gardien), création de 2 locaux associatifs dont un partagé avec les habitant.es, un îlot central ouvert aux résident.es et au voisinage, des jardins partagés et une serre (100 m2), un sur- effectif de 10 % de places de parking voitures et vélos... Le consensus trouvé pour notre collectif : accepter la densité des 79 logements de la programmation au bénéficie d’un lieu de vie ouvert sur le quartier et proposant un projet social et écologique.

La danse des temps de la densité Fort de cette expérience toujours en cours, la notion de densité résonne comme une danse du temps faites de mouvements, de rythmes, de plusieurs temporalités :

- des périodes de mobilisation intense (réunion de quartiers, organisation d'événements festifs, production de rapports, réunions institutionnelles...) ;


- des périodes de creux, d ́inactivité liées à un contexte spécifique (baisse de la mobilisation citoyenne, pandémie...) et d 'organisation interne du promoteur (premier appel d'offres sans candidature d’entreprises pour réaliser la construction des bâtiments, départ du chef de projet (3), fusion de 3F Nord Artois avec Notre Logis (4), arrivée d’une nouvelle chargée de projet héritant du dossier, second appel d’offres en 2022 dont les propositions financières explosent le budget du promoteur)... avec ses impacts en termes de désengagements, de moindres échanges entre acteurs, de démotivation, de doutes aussi...

Danse des temps liée à une temporalité longue pour l'aménagement de la friche Brunel : de l ́enquête publique de 2008 (période durant laquelle une partie de l’activité de l’usine était toujours en fonctionnement) à la situation actuelle (juin 2022), l ́espace est en végétation dense (5). Cette friche végétale s’est métamorphosée en îlot de fraîcheur inédit ; un bien précieux en ces temps de canicules, d’alertes sécheresse... C’est une terre non artificialisée qui joue son rôle d’absorption des sols ; ce qui est une bonne nouvelle pour les nappes phréatiques, si malmenées en ce moment (intensification du pompage d’eau compte tenu de la densification urbaine, artificialisation des sols empêchant la pénétration de l’eau dans les sols). Cet interstice imprévu s’est spontanément épanoui en un espace de calme - sans nuisance sonore et sans pollution lumineuse.


Un archipel « vert et noir » (en référence à la trame verte et noire) inespéré s’est ainsi développé au fil du temps apportant un trésor écosystémique, biodiversité (faune et flore) dans ce secteur minéral ; un "Tiers paysage" (6) comme le nomme Gilles Clément. Une autre densité s'est installée, loin de celle initialement programmée : une densité de nature sans intervention humaine dans un environnement de densité urbaine. Un espace unique dans notre secteur d ́habitation, un bien écologique précieux dans les faits.

Quelle valeur attribue-t-on à cet état du sol densément végétalisé - à cet espace de nature en ville - face aux enjeux climatiques et d'extinction de la biodiversité ? Le considère-t-on toujours comme une zone à construire en attendant que se débloquent les aléas du projet ou, compte tenu de la temporalité du projet lui apportons-nous une valeur écologique à préserver en ces temps de réchauffement climatique, et de pertes d’espaces pour les espèces non humaines ? Ce temps long amène à revoir la notion de densité. Car de quelle densité parlons-nous ? Et pour poursuivre la résonnance, sur quel pied danser face à cette notion polysémique ?

Confirmons-nous une intensification des décisions unilatérales, verticales avec une illusion participative ou souhaitons-nous amplifier une densificationdémocratique où les parties prenantes sont co-décisionnaires dans des processus délibératifs animés et accompagnés ?

- Continuons-nous vers des réunions dites de concertation où l’objectif inavoué est une surdensification humaine, un tassement des rapports individualistes ou ménageons-nous une densité humaine, sociale, conviviale, coopérative... ? - Défendons-nous une densité végétale, de biodiversité (faune, flore), d'îlots de fraîcheur, de trames verte - bleue et noire ou poursuivons-nous une densité du foncier, une pression de la spéculation financière via la construction du bâti, l'artificialisation des sols (de type éco- quartier, de Haute Qualité Environnementale... pour mieux faire apprécier la bétonisation) ?

- Investissons-nous dans une densité de la récupération, de la réhabilitation, de la rénovation de l ́existant avec des matériaux écologiques, dans une densité sobre – frugale et low tech ou reproduisons-nous le modèle productiviste, constructiviste dont l’ADN est l’extraction de matières premières, d’épuisements énergétiques, de Smart City » high tech sous couvert de transition écologique, d’économie circulaire, de résilience libérale (cf REV3) ?

Densifier la denCité Entendez-vous Cité dans la musicalité de densité ? Voyez-le comme un territoire dense en tant qu’objet démocratique. Un espace des possibles en urbanisme délibératif, de co-production, de co-élaboration... Une matière organique vivante de dynamiques citoyennes, d ́intelligence collective. Une surface de formation et de transformation, de terrain d ́apprentissages et d'enseignements. Une densité de rapports sociaux traversés de controverses et de convivialités. Un territoire comme moyen d ́ouverture des pratiques urbaines par rapport aux procédures standardisées où la place des habitants dans des projets d ́aménagement se cantonne généralement au niveau de la simple information sous couvert de concertation.

Impliquer le plus en amont possible les habitant.e.s facilite l’appropriation par la société civile des projets d ́aménagement tout en valorisant leur connaissance du territoire pour le vivre. Et accessoirement, ce changement de paradigme limite les conflits une fois le projet lancé avec ses conséquences juridiques et temporelles malgré les garde-fous règlementaires d’enquête publique (7).

Cette implication ne serait être de façade, conçue dans un objectif d’instrumentalisation pour au final obtenir un avis formel sans forcément en tenir compte. Par implication habitante, nous entendons être partie prenante dans les prises de décision. A titre d’exemples et sans exhaustivité, citons l’implication d’habitant.es :

  • dès l'orientation même du projet (sa genèse, ses objectifs),

  • dans l'élaboration du cahier des charges,

  • dans le choix du promoteur, en tant que voix délibérative au jury d ́un concours d ́architecture sous la responsabilité du promoteur,

  • dans le suivi des travaux,

  • dans la pérennisation de la vie du projet avec l'ensemble des acteurs concernés (syndics, associations présentes sur le site, promoteur, représentation habitante...),

  • dans la participation à une étude de capitalisation de pratiques lié au projet d'aménagement (temps de réflexion et d ́apprentissage collectifs).

Cette place est un impensé dans les processus actuels de décision. Or, elle offre des espaces de démocratie locale aux habitants pour y être représentés à côté de services techniques de la ville, des élus, du promoteur, d’autres associations impliquées. "Urbanisme et démocratie sont infiniment liés" est un slogan de BW Friches.


Un autre : "Notre expérience d'habitants est un atout pour le quartier". Au fond, il y est question de reconnaissance de l'expertise citoyenne, de capacitation d’actions et de savoirs, de connaissances du terrain qu'ont les habitants d ́un quartier : pour y vivre, pour y avoir des souvenirs, pour sa relation physique et aussi émotionnelle, pour le sens porté à ce territoire...

Cette collégialité décisionnaire en matière d’urbanisme nécessite toutefois un changement de cultures et d'organisation pour tous les acteurs afin de rendre effective et opérationnelle cette expertise d ́usage. Il n’est pas dans l’ADN d’un promoteur de travailler avec un collectif d’habitants ; peu de cabinets d’architecture ont cette pratique réelle ; il en est de même pour les techniciens d’une municipalité. Cela offre pourtant des complémentarités. Cela nécessite que ces professionnels soient formés, accompagnés, mobilisés vers ces approches délibératives: prise en compte des points de vue respectifs, animation de processus délibératif, intégration du temps long, efforts de vulgarisation, compétences relationnelles...

Cela amène à porter de nouveaux droits en termes politiques, notamment pour les collectifs et associations impliqués dans des projets urbanistiques. Outre le fait de revoir la composition des processus de décision intégrant la voix délibérative de la société civile, il importe de faciliter la montée en qualification, en connaissances, en compétences des habitant.e.s éloigné.es des codes et pratiques professionnelles de l ́urbanisme, de l'architecture, des procédures des marchés publics, de la lecture des rapports d ́expertise... D'où l'idée de travailler à un droit à recours à expertise attribué à ces collectifs et associations qui s'engagent dans un projet de transformation du territoire mais dont les moyens sont limités : pouvoir solliciter un.e architecte, un.e juriste, un.e spécialiste de la pollution de l ́air ou des eaux mais aussi avoir des conseils pour animer une réunion - négocier avec des acteurs, comprendre un rapport d ́expertise... afin d'apporter des éclairages pour argumenter. En clair, délibérer en connaissance de cause.

Cette pratique existe dans le domaine du dialogue social en entreprise où légalement le Comité Social et Économique (CSE) dispose d'un droit à recourir à une expertise indépendante du pouvoir de Direction dans le cadre de ses missions à rendre un avis et faire des propositions (notamment dans le domaine de la santé au travail, de la sécurité et des conditions de travail). Droit à recours d ́expertise mais aussi droit de délégation citoyenne : s ́impliquer nécessite du temps, un temps bénévole pris sur son temps familial et personnel. Et si ce temps était légalement reconnu ? Disposer d’un temps de délégation de quelques heures par mois - financé dans le cadre de la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) - bénéficiant de réduction de cotisations sociales incitatrices - et permettant aux travailleur.se.s de s'investir dans un projet de la Cité y compris en matière d ́urbanisme. Droits à recours à expertise et à délégation citoyenne complétés par un droit à la formation sur des sujets complexes ou des savoir-faire spécifiques (travailler un cahier des charges, comprendre des offres de promoteurs, effectuer un diagnostic de rue, animer un réseau d ́habitants...) pour des personnes dont ce n'est pas le quotidien, dont ce n'est pas la profession. Ainsi, ce temps citoyen - renforcé par l ́activation d'une formation, permettrait d'être valorisé dans le cadre d'une validation des acquis par l’expérience (VAE) pour des Densité : éléments de résonnance – BW Friches – juin 2022 8/9

personnes souhaitant faire reconnaître les nouvelles compétences acquises dans le cadre de cette implication citoyenne et la promouvoir en termes de capacités acquises. Voilà des densités autrement, des germes de fertilités, des perspectives émancipatrices qui dépasseraient le stade singulier et anecdotique de telle expérience comme celle vécue par BW-Friches. L'expérience de la pandémie du Covid-19 et notamment celle de la période du confinement en 2019 amène à une critique radicale du modèle de métropolisation du territoire pour revoir profondément la densité vers des formes contextualisées de gouvernance partagée et de valorisation de l ́existant (réhabiliter plutôt que construire). Une densité intrinsèquement politique en somme.


(1) BW pour l’emprise cadastrale du site Brunel sur Lille Fives et Friches comme acronyme de Fives Riche en Initiatives Citoyennes et d’Ecologie Solidaire

(2) AJONCS Amis des Jardins Ouverts mais Néanmoins Cloturés

(3) Départ effectif en juillet 2021 du chef de projet portant à lui seul ce projet d ́urbanisme participatif atypique.

(4) 4 En octobre 2020, 3F-Nord Artois et Notre logis ont fusionné pour devenir 3F-Notre Logis. (5) Mouqtassid, Ismaël Par-delà les murs – La friche Brunel – Comment la transformation des friches industrielles en milieu urbain peut-elle engendrer du lien social ? – Faculté d’architecture, d’ingénierie architecturale et d‘urbanisme - UCL-LOCI Tournai - 2021 – 180 pages

(6) « Espace n’exprimant ni le pouvoir ni la soumission au pouvoir. » - Gilles Clément, Manifeste du Tiers paysage, p12

(7) Le projet de réhabilitation de la friche Saint-Sauveur sur Lille en est une illustration flagrante.

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